Pourquoi tout n'a t-il pas deja disparu

Jean Baudrillard
Pourquoi tout n'a-t-il pas déjà disparu ?

Inédit de Jean Baudrillard.

«Parlons donc du monde d'où l'homme a disparu. Il s'agit de disparition, et non pas d'épuisement, d'extinction ou d'extermination.
L'épuisement des ressources, l'extinction des espèces, ce sont là des processus physiques ou des phénomènes naturels.
Et là est toute la différence, c'est que l'espèce humaine est sans doute la seule à avoir inventé un mode spécifique de disparition, qui n'a rien à voir avec la loi de la nature. Peut-être même un art de la disparition.»

J.B.

Extrait du livre :
POURQUOI TOUT N'A-T-IL PAS DÉJÀ DISPARU ?

Quand je parle du temps, c'est qu'il n'est pas encore
Quand je parle d'un lieu, c'est qu'il a disparu
Quand je parle d'un homme, c'est qu'il est déjà mort
Quand je parle du temps, c'est qu'il n'est déjà plus

Parlons donc du monde d'où l'homme a disparu.
Il s'agit de disparition, et non pas d'épui­sement, d'extinction ou d'extermination. L'épuisement des ressources, l'extinction des espèces, ce sont là des processus physiques ou des phénomènes naturels.
Et là est toute la différence, c'est que l'espèce humaine est sans doute la seule à avoir inventé un mode spécifique de disparition, qui n'a rien à voir avec la loi de la nature. Peut-être même un art de la disparition.

Commençons par la disparition du réel. On a assez parlé du meurtre de la réalité à l'ère des médias, du virtuel et des réseaux - sans trop se demander quand le réel a commencé d'exister. Or si on regarde de près, on voit que le monde réel commence, à l'époque moderne, avec la décision de le transformer, et ceci à travers la science, la connaissance analytique du monde et la mise en oeuvre technologique - c'est-à-dire, selon Hannah Arendt, avec l'invention d'un point d'Archi-mède hors du monde (à partir de l'invention du télescope par Galilée, et la découverte du calcul mathématique), par où le monde naturel est tenu définitivement à distance. C'est le moment où l'homme, tout en entreprenant de l'analyser et de le transformer, prend congé du monde, tout en lui donnant force de réalité. Donc on peut dire que, paradoxa­lement, le monde réel commence de disparaître dans le temps même où il commence d'exister.